Article publié par alpinemag, partagé avec leur autorisation.
Par Ludovic Ravanel 6 aout 2024
Alors qu’une nouvelle chute de séracs, provoquant une coulée, a causé un grave accident (un décès, plusieurs blessés - article alpinemag) au mont Blanc du Tacul dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 août, le géomorphologue Ludovic Ravanel explique comment et pourquoi les pentes du Tacul sont dangereuses, cause d’une dizaine de victimes depuis l’an 2000. Surtout, le Tacul est l’un des rares cas où l’étude scientifique de ses pentes, menée depuis plusieurs années, permet de comprendre le mécanisme des glaces, là où les séracs sont le plus susceptibles de bouger. Des infos cruciales pour un sommet si fréquenté.
Entendre l’hélicoptère des secours de longues minutes au milieu de la nuit au-dessus de Chamonix n’est jamais de bon augure. Le voir rejoindre le col du Midi indique alors presque à coup sûr la cause de son déploiement : une avalanche au Tacul. La chute de séracs qui l’a provoquée dans la nuit de dimanche à lundi (Fig. 1) a emporté plusieurs alpinistes et fait au moins un mort et quatre blessés.
Fin 2023, dans un numéro spécial de la Revue de Géographie Alpine1, je publiais avec quelques collègues un article2 sur les risques pris lors de l’ascension du mont Blanc, permettant notamment la diffusion d’un travail réalisé sur la voie normale du mont Blanc du Tacul (4248 m) dont le présent article vise à synthétiser la partie ‘chutes de séracs’.
Figure 1 : L’avalanche du lundi 5 août 2024 déclenchée au niveau de la barre de séracs la plus élevée du versant (ph. J. Céreuil).
En alpinisme, la prévention passe par une compréhension approfondie des milieux et de leurs évolutions et par une meilleure connaissance des contextes et des processus conduisant à des accidents. Cinq années de photographie automatique (2016-2020) menées par La Chamoniarde (Société de Prévention et de Secours en Montagne de Chamonix - www.chamoniarde.com) depuis la terrasse du refuge des Cosmiques et complétées par les acquisitions de la Panomax de l'Aiguille du Midi (Compagnie du Mont-Blanc) ont été utilisées par Lorig Tamian pour son travail de recherche de Master afin de connaître la fréquence et le volume des chutes de séracs (blocs de glace de grande taille). Avec une autre étude sur le couloir du Goûter3, c'est la première fois que des sections d'itinéraires d'alpinisme et leurs aléas sont ainsi précisément étudiés.
Itinéraire en totalité glaciaire, l’ascension du mont Blanc du Tacul passe par son versant NNO (Fig. 2), dont les chutes de séracs ont été à l’origine de plusieurs avalanches mortelles ces deux dernières décennies (8 morts en août 2008, 2 en août 2013, 3 en août 2016, soit 13 décès entre 2000 et 2022).
La majeure partie de la face est occupée par un glacier de versant d’une dénivellation de 550 m, entre 4150 et 3600 m d'altitude, avec une pente moyenne de 37°. La dynamique du glacier et son crevassement dépendent directement de son épaisseur, de sa pente, de la topographie sous-glaciaire, et de son régime thermique froid qui implique que le glacier soit collé à la roche, empêchant son glissement sur la roche. Le glacier s’écoule ainsi uniquement par fluage (déformation de la glace). La partie centrale du glacier masque probablement un éperon rocheux séparant deux petits cirques glaciaires, le cirque ouest alimentant le glacier des Bossons et le cirque à l’Est (qui nous intéresse) celui du Géant. Le crevassement se présente comme suit : 1) dans le haut du versant, sous l’épaule du Tacul, une barre de séracs découpe horizontalement l’ensemble du glacier autour de 4100 m (zone de départ de l’avalanche de lundi), 2) plus bas, deux crevasses rayent le glacier horizontalement vers 3950 m d’altitude ; sur les marges latérales du glacier, ces crevasses se rejoignent pour former des zones de séracs, 3) dans le bas du versant, on observe une longue barre de séracs très prononcée, vers 3730 m d’altitude, sans doute liée à une rupture dans la topographie du socle rocheux. Ces entailles dans le glacier forment des crevasses depuis l'amont desquelles peuvent se détacher des séracs. Une zone à très fortes contraintes est présente contre le Triangle du Tacul.
Figure 2 : Fonctionnement glaciologique de la face nord du Tacul. Un éperon sous-glaciaire (1) individualise deux cirques glaciaires (2) présentant des crevasses (3) et des barres de séracs (4) associées à des ruptures de pente au niveau du lit rocheux dont une principale (5). Sur le secteur d’étude (6), le gain d’épaisseur vers l’aval (7) et l’augmentation des vitesses d’écoulement (8), couplé à un effet d’entonnoir (9), est à l’origine d’une zone particulièrement propice aux chutes de séracs (10). TG : tablier de glace ; GS : glacier suspendu.
L’analyse et la comparaison des photos a permis de documenter la fréquentation et les secteurs les plus utilisés par les alpinistes (Fig. 3) ainsi que les chutes de séracs (Fig. 4 et 5) en indiquant la date, la localisation et en estimant le volume des chutes. Entre le 15 juin et le 15 septembre 2017, 6 770 passages (± 10 %) ont été dénombrés, correspondant à une moyenne de 75 passages par jour avec un maximum de 210 le 6 juillet. 31 chutes de séracs ont été recensées au cours des 4 années d'étude, avec des volumes compris entre 50 ± 10 et 4 000 ± 600 m3. Cinq zones à l'origine de ces chutes ont été identifiées (Fig. 5) : deux dans la Zone 1 au niveau de la barre de séracs la plus haute du versant, une dans la Zone 2 à proximité du Triangle du Tacul, et deux dans la Zone 3 dont celle située contre le Triangle du Tacul qui représente 65 % du total avec 20 déstabilisations recensées. Cette dernière zone présente également la plus grande diversité de volumes de glace mobilisés (entre 50 et 4 000 m3). Les chutes de séracs depuis la Zone 4 (sommet du versant) sont peu fréquentes, mais les avalanches associées – comme celle de lundi – parcourent généralement l'ensemble du versant, les rendant particulièrement dangereuses (8 morts le 24 août 2008).
Figure 3 : Secteurs les plus empruntés par les alpinistes, en pourcentage (100 % pour chaque zone) et en nombre de jours d’utilisation.
Figure 4 : Deux sources de photographies (en bleu l’appareil photo automatique de La Chamoniarde, en vert la Panomax CMB de l’Aiguille du Midi) pour documenter les chutes de séracs (flèches rouges avec la date, le secteur affecté et le volume estimé). En bas : exemples de dépôts.
Figure 5 : Position des cinq zones à l’origine des chutes de séracs (nombre et pourcentage) dans la face NNO du Tacul et fréquences de transit/arrêt (nombre et pourcentage) des avalanches associées pour chaque secteur. L’avalanche de lundi est partie de la Zone4_Est.
Les chutes de séracs (moy. : 0,018 événements par jour) sont très peu prévisibles : elles peuvent se produire à toute heure du jour et de la nuit (11 chutes ont eu lieu le matin, 6 l'après-midi et 15 la nuit) et à tout moment de l'année. Cela s’explique par le fait qu’elles ne sont pas liées aux conditions thermiques (donc pas de lien avec la crise climatique !) mais aux conditions mécaniques du glacier en mouvement. Seule la morphologie du sérac et d’éventuelles chutes de glace précurseurs peuvent alerter. Soyons donc (très) attentifs à ce qui se passe au-dessus !
1 https://journals.openedition.org/rga/11570
2 Ravanel L., Mourey J., Tamian L. et al. (2023). Ascension du Mont Blanc (4808 m) : quels risques prend-on dans le Grand Couloir du Goûter et dans la face nord du Mont Blanc du Tacul ? Revue de Géographie Alpine. https://doi.org/10.4000/rga.11728
3 Mourey J., Lacroix P., Duvillard P.-A. et al. (2022). Multi-method monitoring of rockfall activity along the classic route up Mont Blanc (4809 m a.s.l.) to encourage adaptation by mountaineers. Natural Hazards and Earth System Sciences. https://doi.org/10.5194/nhess-22-445-2022